Les systèmes alimentaires, ou les coulisses de nos garde-mangers

***Ce texte se veut une amorce à une réflexion collective sur la lutte de fond contre le gaspillage alimentaire et ne se veut pas une critique. Il ne se prétend pas proposer une solution universelle, mais plutôt une invitation à prendre part à la discussion pour repenser nos systèmes en place.***

Les mots qu’on utilise pour nommer divers concepts peuvent sembler accessoires. 

Pourtant, ils sont d’une importance capitale dans la gestion de l’enjeu du gaspillage alimentaire au sein des infrastructures qui nous nourrissent. Qu’il se cache parmi les surplus ou les pertes, il glisse entre les mailles du filet que l’on tente d’installer pour l’éliminer.

Pour trouver où il se faufile, il faut d’abord prendre le temps d’aller observer les systèmes alimentaires d’un peu plus près. Il était une fois…

L’Iceberg, ou l’émergence d’un système

L’accessibilité à une aussi grande quantité de produits hors-saison et internationaux est chose récente dans notre histoire moderne, et a été rendue possible grâce à la mise en place progressive d’un système d’approvisionnement à grande échelle. 

Un des premiers exemples concrets en est la très populaire laitue Iceberg. 

C’est à la fin des années 1800 que la semencière américaine W. Atlee Burpee and Co. commercialise l’Iceberg. À la base, la compagnie souhaite répondre à un besoin en variétés qui s’adaptent mieux au climat nord-américain que les variétés européennes disponibles à ce moment-là sur le marché des semences. 

Bien que pauvre en vitamines mais croquante et rafraîchissante, le plus gros avantage de l’Iceberg demeure sa durée de conservation. En effet, on peut lui faire parcourir de très longues distances (à l’époque par train), en la disposant sur des blocs de glace et ainsi la distribuer à travers l’Amérique du Nord. D’abord réservée aux plus fortunés, son accès se démocratise tranquillement et elle se taille peu à peu une place sur toutes les tables, dès lors disponible à l’année longue. 

Elle est un symbole fort des débuts de nos systèmes alimentaires actuels, l’infrastructure en « flux tendu ».

En quoi ?! En « flux tendu »?! 

Grosso modo, c’est un système qui ne nécessite pas de faire des stocks ni d’entreposage de quantités massives, limitant ainsi les coûts qui y sont reliés, de même que les pertes. On produit plutôt en continu dans des zones dédiées du pays/continent, et éventuellement du monde, pour maximiser la disponibilité à longueur d’année d’aliments normalement saisonniers. Les distributeurs, les commerces de détail et les consommateur.rices n’ont pas à accumuler de stocks puisque la production et l’approvisionnement sont (théoriquement) constants. 

Défauts du système : en amont de la chaîne…

Un des bémols avec le système en flux tendu, est que pour maintenir une offre similaire d’une région à l’autre, il doit y avoir une centralisation des infrastructures.

En gros, cela signifie que les décisions d’une bannière sont prises selon une stratégie qui s’étendra ensuite sur l’ensemble de ses points de vente.

Cette centralisation amène à traiter l’aliment comme une commodité, un bien matériel, dont l’aspect et la quantité se doivent d’être pratiquement égaux partout, en tout temps, et à prix concurrentiel. À l’image d’une chaîne de montage, on a appliqué à l’industrie agro-alimentaire un modèle basé sur une approche technique et productiviste

Ce faisant, les variétés sont sélectionnées principalement pour leurs rendements, leur look et leur durée de conservation. Cela leur permet de parcourir de grandes distances sur de longues périodes de temps et de subir beaucoup de manutention. Un cercle vicieux se crée alors, avec des choix basés principalement sur la rentabilité pour satisfaire les habitudes d’une clientèle de plus en plus habituée à une telle abondance. 

Aussi, pour garantir cet approvisionnement constant, on tend à favoriser des joueurs externes (fournisseurs étrangers, qui produisent à l’année) au détriment des producteurs locaux saisonniers. Au passage, on désavantage l’économie locale et l’autonomie alimentaire, sans parler des impacts environnementaux. 

… et en aval. 

Et le gaspillage, il arrive où dans tout ça ?

À chaque maillon des systèmes alimentaires, de la production au détaillant. 

Mais la question se pose : qu’est-ce qui fait en sorte qu’un système initialement pensé pour répondre à une très forte demande et limiter les pertes a pour conséquence d’induire le gaspillage ?

L’offre, la demande, et le choix des mots 

En fonctionnant principalement selon l’offre et la demande, les approvisionnements peuvent être difficiles à prévoir, malgré une bonne planification et de solides historiques d’achats.

Les fêtes culturelles (Halloween, Noël, fêtes nationales, etc), les effets de mode et les événements ponctuels sont un exemple de ces moments où la demande devient soudainement plus élevée pour un produit, puis chute drastiquement une fois l’engouement passé. On se retrouve donc fréquemment avec des surplus, qui deviennent potentiellement des invendus. Si ceux-ci ne trouvent pas preneur, ils seront déclarés comme des pertes.

Avec ce vocabulaire qui exclut le terme « gaspillage » de l’équation, l’enjeu se résume à un chiffre dans la colonne des pertes financières, mesurées en argent. En mesurant le poids (qui se calcule en tonnes par année), le problème est plus tangible et la recherche de solutions devient alors incontournable.

Économie linéaire VS économie circulaire

Petites notions d’économie ici !

Le système actuel est conçu majoritairement en économie linéaire. On peut le voir comme une chaîne, comportant un début (surconsommation des ressources) et une fin (gaspillage, pollution et déchets). Chaque étape entre l’extraction et l’utilisation comporte une quantité de rejets, dont une très grande partie est encore utilisable mais qui n’est pas systématiquement retournée dans le circuit.

 


 

D’une autre façon, une économie circulaire est un modèle complémentaire qui est également basé sur une logique extractiviste de type linéaire. Toutefois, l’avantage c’est qu’on réduit à la fois la pression sur l’environnement, la demande en nouvelles ressources, et le gaspillage de matières résiduelles qui sont tout à fait utilisables et nécessaires pour d’autres entreprises, en les réintégrant au circuit.

 

 

Travail en silo: chacun pour soi 

Pourquoi, si l’économie circulaire est un puissant outil pour enrayer le gaspillage, n’est-elle pas déjà le critère numéro un de nos modèles d’affaires actuels ? Entre autres parce qu’elle demande :

  • une logistique et une réflexion beaucoup plus large et à long terme;
  • une collaboration accrue entre les différents acteurs et secteurs de l’industrie;
  • une mutualisation des ressources et des installations pour faciliter cette collaboration.

 

Le système actuel favorise plutôt une approche individuelle où on obtient des rendements financiers et une meilleure profitabilité à court terme, dans un mode “chacun pour soi”. 

D’une part, cette approche peut nourrir la méfiance entre les compétiteurs, diminuer le partage d’idées et, du même coup, les collaborations potentielles. 

D’autre part, même en outrepassant la barrière de la compétition, s’unir pour moins gaspiller est une stratégie qui n’est pas toujours accessible, même avec beaucoup de volonté. En effet, c’est un processus pouvant s’avérer gourmand en énergie et en ressources (financières, humaines et de temps), un prix que tou.te.s ne peuvent se permettre pour assurer la pérennité de leur entreprise.

À la vue de tous ces facteurs, on peut voir qu’on ne se donne pas les bonnes conditions pour réduire de façon significative les surplus, invendus et pertes.

« Alors on est fichus ?! »

Absolument pas. 

Bien entendu, les fluctuations dans l’offre et la demande surviendront toujours, mais les surplus devraient pouvoir réintégrer le circuit avant de se transformer en compost ! Les petits gestes et initiatives comptent, mais des changements systémiques s’imposent : 

  • Prioriser la réduction à la source avec des programmes qui financent davantage les plans d’affaires basés sur l’économie circulaire, comprenant une réflexion proactive, allant de l’écoconception à la gestion responsable en fin de vie.
  • Financer adéquatement les acteurs de changement; on parle ici d’encourager financièrement la collaboration et la mutualisation des ressources entre les secteurs pour faciliter une meilleure cohésion et gestion de celles-ci. Se doter d’outils efficaces, comme une planification qui s’attaque de front au gaspillage, sont des piliers nécessaires qui mobilisent des ressources financières pour les entreprises et organisations.
  • Investir et miser sur les spécificités territoriales est bénéfique et génère des retombées pour les communautés impliquées, en voici des exemples : promouvoir le savoir-faire et l’agriculture locale; favoriser les circuits courts afin de réduire le nombre d’intermédiaires entre le champ et l’assiette; soutenir financièrement la recherche et le développement d’une autonomie alimentaire pour la rendre accessible au plus grand nombre de gens possible et à la fois réduire les pertes,…
  • Se sensibiliser à des systèmes alimentaires durables; s’engager à revoir les critères esthétiques, qui habituent les gens à des standards qui causent énormément de pertes dès l’étape de la production, tout en repensant les façons de faire; de plus en plus de modèles de propositions de systèmes alimentaires durables voient le jour et développent des solutions qui ne demandent qu’à être entendues.

 

Une goutte d’eau dans l’océan ? Pas si vite…

En tant que consommateur.ice, les systèmes alimentaires sont comme un iceberg (un vrai, pas la laitue !) duquel on ne voit souvent que la pointe. 

Tel que mentionné plus haut, beaucoup de solutions relèvent des instances gouvernementales et de la volonté de chaque acteur de l’industrie à s’adapter, ce qui, à l’échelle individuelle, peut en décourager plus d’un.e. 

Si c’est votre cas, la 3e et dernière partie de ce dossier risque de vous faire changer d’avis (on espère!) !

Dans le prochain texte, on mise exclusivement sur le champ d’action de l’individu et de son pouvoir non-négligeable dans la balance par : 

  • des propositions d’actions concrètes à appliquer dans le quotidien;
  • plusieurs ressources supplémentaires pour mieux évaluer son impact et se doter de solutions adaptées à nos réalités individuelles;
  • l’importance du dialogue (encore!) et d’engager la conversation sur le sujet; partager, s’ouvrir et se (re)connecter à la nourriture et aux humain.e.s qui la produisent;
  • … Et plus encore !

 

Rendez-vous le mois prochain, pour la dernière partie du dossier !

 

Marie-Pier Ethier, 25 avril 2024

 

SOURCES :

Articles

Dubey, Ritika (mis à jour le 18 février 2024) Garder, jeter ou donner ?, article de La Presse Canadienne, paru dans La Presse, février 2024
https://www.lapresse.ca/affaires/2024-02-18/produits-alimentaires-d-epiceries/garder-jeter-ou-donner.php

Grenier, François, (2022, 18 août) Premier portrait du gaspillage alimentaire au Québec, Cent Degrés. https://centdegres.ca/ressources/premier-portrait-du-gaspillage-alimentaire-au-quebec

Pages web

Bobby Grégoire – consultant et communicateur en éco-gastronomie, et co-initiateur de La Transformerie
https://bobbygregoire.com/

Burpee Seeds 
https://www.burpee.com/about-burpee-seeds#:~:text=Burpee%20is%20NOT%20owned%20by%20Monsanto.

Fondation Ellen MacArthur – The Big Food Redesign 
https://www.ellenmacarthurfoundation.org/resources/food-redesign/overview

Food System Dashboard
https://www.foodsystemsdashboard.org/information/about-food-systems#a-food-systems-framework

Québec Circulaire
https://www.quebeccirculaire.org/static/la-demarche-quebecoise.html

Recyc-Québec – Économie linéaire et économie circulaire 
https://www.recyc-quebec.gouv.qc.ca/sites/default/files/documents/feuillet-economie-lineaire-circulaire.pdf